Le Chlordécone aux Antilles françaises : de la pollution / contamination au modèle de Biotope en Régénération.

Par Philippe VERDOL, Maître de  Conférences en Economie, UAG pôle Guadeloupe –  membre du Centre de Recherche sur les Pouvoirs Locaux dans la Caraïbe (CRPLC), le 27/06/2010.

Article paru dans l’AGENDA 2010-2011 de l’Institut Universitaire de Formation des Maîtres (IUFM) – Ecole Interne de l’Université des Antilles et de la Guyane (UAG).

 

Le chlordécone est ce pesticide agricole autorisé aux Antilles françaises de 1972 à 1993. Son application principale était la lutte contre le charançon du bananier.

D’après le Dr Luc MULTIGNER (INSERM Rennes), le chordécone est actuellement le polluant le plus répandu aux Antilles Françaises : dans les cours d’eau, mais aussi dans le sang des habitants. Par ailleurs, les travaux de l’INRA et du CIRAD (Rapport CABIDOCHE, juin 2006) ont pu établir que, selon la nature des sols où il a été épandu, sa rémanence va de 150 ou 200 ans, lorsqu’ils sont pauvres en matière organique, à 500 voire 600 ans dans le cas contraire. Les modèles de l’INRA révèlent en outre que la première grande vague de dépollution du Sud Basse-Terre n’interviendra que dans 80 ans par lessivage naturel (pluie)…

Tous les compartiments de notre biotope sont touchés par la contamination : terre, sources, rivières, nappes phréatiques, flore, faune terrestre, aquatique, sédiments. La pollution de l’eau du réseau n’a été détectée qu’au début de l’an 2000. Depuis, l’eau qui nous arrive par le robinet est filtrée – comme les eaux locales vendues en bouteille

A ce jour, aucune technique efficace de dépollution/décontamination n’est encore connue, comme en témoigne la récente réunion internationale d’experts sur la  dépollution des sols qui s’est tenue en Martinique et en Guadeloupe du 17 au 22 mai 2010 dans le cadre du plan Chlordécone Martinique Guadeloupe 2008-2010.

Après la contamination aigüe des ouvriers américains de Hopewell (1976) et malgré les mises en garde de l’OMS qui le déclarait « cancérogène possible pour l’homme et perturbateur endocrinien », le chlordécone a été quand même autorisé à nouveau par le gouvernement français,  en 1981, « pour lutter contre le charançon du bananier ».  Ce parasite pullulait dans les plantations antillaises depuis les cyclones de 1979 et 1980. Concrètement, les békés, relayés par de plus modestes agriculteurs, ou encore par des hommes politiques locaux, parvinrent à convaincre le gouvernement de les laisser faire et de laisser passer le chlordécone, présenté comme la seule solution technique permettant de sauver l’emploi dans la banane, donc l’économie.

Son brevet a donc été racheté aux américains, qui n’en voulaient plus, par une firme (Laurent de la Garrigue SA) appartenant à des békés martiniquais qui l’ont remis en fabrication au Brésil. Par la suite, dans leur politique commerciale, ils ont inondé particulièrement les marchés Guadeloupéens et Martiniquais.

C’est vrai que le chlordécone était tellement plus « avantageux » que les autres pesticides chimiques d’alors : un seul épandage en 18 mois était suffisant, contre 1 tous les 6 mois pour les autres molécules ; d’où le recours à  moins de main-d’œuvre ; en outre, le chlordécone ne coûtait relativement pas cher.

Trop souvent les antillais font preuve d’une certaine apathie (« c’est la volonté divine » ; « nou ja pri ») qui les limite par exemple à envisager des plaintes contre x plutôt que dirigées vers des pollueurs pourtant connus,  ou encore qui les pousse à rechercher des voies de sortie de l’exposition par des stratégies individuelles de consommation.  Il est vrai que cette tragédie a tant de points communs avec l’esclavage : elle est venue par l’agriculture ; sa durée minimale est de l’ordre de 200 ans ; elle menace de disparition toute une population ; les mêmes acteurs principaux sont en présence – descendants d’esclavagistes, descendants d’esclaves, Etat. D’où une sorte de résonnance historique.

Cela étant, l’apathie des antillais s’explique aussi par les intérêts financiers en jeu : ceux de l’Etat français faisant tout pour ne pas avoir à verser de réparations financières aux malades, aux producteurs professionnels lésés ou aux titulaires de jardins familiaux contaminés ; ceux de certains lobbies d’agriculteurs et de pêcheurs désireux de poursuivre la vente de produits douteux sans remettre en cause leurs pratiques productives en milieu contaminé ; ceux de la classe politique soucieuse de ne pas mécontenter une certaine partie de son électorat (producteurs, mais aussi consommateurs, non décidés à remettre en cause leurs habitudes) ; ceux de certains scientifiques qui recommandent la consommation de produits locaux sans souligner la nécessité que ces produits soient sains parce que ces scientifiques peuvent être liés à des hommes d’affaires en attente du retour de leurs investissements dans l’agriculture, dans l’agrochimie ou dans l’agroalimentaire à partir de sols parfois contaminés.

Selon leurs propres services statistiques, les USA exportaient la quasi-totalité (entre 95 et 99%) de leur production totale de chlordécone vers toutes les parties du monde : Canada, Amérique du Sud, Afrique, Europe (Irlande, Allemagne, anciens pays du bloc de l’Est, …). NB : l’observatoire français des résidus de pesticides (ORP) signale qu’en Europe (dans 14 pays de l’UE, selon notre préfecture) des pesticides à base de chlordécone ont été utilisés pour les cultures de pomme de terre, de betterave et de maïs – avec des concentrations non pas de 5%, comme aux Antilles, mais de 90% !

Le 21 juin dernier les docteurs Pascal BLANCHET et Luc MULTIGNER donnaient une conférence de presse au CHRU de Pointe-à-Pitre/Abymes au cours de laquelle ils ont présenté l’aboutissement d’une première phase de recherches initiées dès 2003-2004. Celle-ci démontre clairement l’existence d’un lien entre l’exposition au chlordécone et la possibilité de survenance d’un cancer de la prostate. En fait, le risque pour un homme d’être confronté à ce cancer pourrait être majoré de … 80% ! Cette étude a été publiée le même jour dans une grande revue scientifique internationale. Elle donne à chacun, le fondement scientifique d’une action en justice pour réparation en son nom ou au nom d’un proche aujourd’hui disparu. D’ailleurs, pourquoi ne pas faire une action de groupe ? Localement, les cas ne manquent pas, car la Guadeloupe et la Martinique sont au premier rang mondial du cancer de la prostate. Ces cancers de la prostate représentent 50% des cancers observés en Guadeloupe et en Martinique. L’étude des docteurs BLANCHET et MULTIGNER se poursuit. Pour eux,  Il s’agit maintenant de savoir, si ce pesticide est impliqué dans le cancer du sein, si fréquent désormais chez les femmes antillaises, dans les leucémies, etc. La priorité est maintenant à la recherche. Souhaitons qu’elle aboutisse très vite avant que trop de générations ne soient encore exposées à la molécule. Nos comportements de production et de consommation doivent absolument évoluer afin que notre exposition au pesticide soit réduite.

C’est pourquoi nos enfants doivent être informés de l’état de l’île que nous leur laissons en héritage. Dans le primaire, dans le secondaire et dans le supérieur, les jeunes doivent être désormais sensibilisés à la problématique du développement durable en milieu durablement contaminé. Auparavant, leurs enseignants doivent être formés à la pédagogie de ce traumatisme. A maintes reprises, ils ont pu exprimer leurs propres difficultés à aborder ce thème. « Il faudra dire aux enfants que dans leur commune le sol est profondément contaminé. En rentrant chez eux, ils demanderont fatalement à leurs parents, si le plat du jour n’est pas empoisonné. Je ne peux pas prendre ce risque » (le Responsable d’un établissement de Capesterre-Belle-Eau, commune qui avec Trois-Rivières regroupe 80% des sols contaminés).  « L’année dernière, nous avons organisé une sortie avec nos élèves sur un marché pour les convaincre de manger local. Nous ne pouvons pas  leur dire aujourd’hui que l’alimentation locale pose problème » (Principale d’un collège de Pointe-à-Pitre). « Nous risquons de traumatiser les élèves. Si une telle information s’ébruite, ça fera fuir les touristes.  Ce sera une véritable catastrophe économique.  Personne ne voudra plus manger des produits de notre agriculture.  Si nous retenons le cas du chlordécone pour notre projet pédagogique d’établissement, que penseront nos partenaires du Nord de la France, que vont-ils penser de nous ? » (Responsable d’un CFA). « Moi-même touchée par un cancer, ainsi que deux de mes sœurs, je ne sais pas trouver les mots pour en parler avec mes élèves » (professeur de SVT, en Collège).

Aussi difficile soit-elle à exprimer, nous devons pourtant la vérité à nos enfants !

En outre, les instruments (laboratoires habilités à doser le chlordécone dans le sol, les matrices liquides, les matrices animales et végétales, mais aussi dans les prélèvements  humains ; marchés d’intérêt régional ; cartographies fines terrestres et marines …) nécessaires à l’application du principe de précaution et à la traçabilité ; la réorganisation des filières de production (agriculture, aquaculture, pêche) ; la validation scientifique internationale des pratiques culturales préconisées sur sols contaminés (programme JAFA, listes de la CDOA) ; … sont à exiger dans les plus courts délais auprès des autorités locales et nationales.

Notre population pourra alors entamer sa résilience en surmontant ce choc, en faisant le deuil d’une certaine image de soi et de son environnement, mais aussi en recherchant les voies d’un développement durable sur son territoire durablement contaminé. C’est précisément ce modèle de Biotope en Régénération, pouvant servir de référence au monde entier, que contient « L’ïle-Monde dans l’œil des pesticides ».

 

 

Orientations bibliographiques :

–          Conseil Scientifique du Plan Chlordécone : Impact sanitaire de l’utilisation du chlordécone aux Antilles françaises – Recommandations pour les recherches et les actions de santé publique, INSERM / INVS, octobre 2009

–          L.MULTIGNER, P.BLANCHET et alii : « Chlordécone exposure and risk of prostate cancer », in Journal of Clinical Oncology, 21 juin 2010

–          C.PROCACCIA et J-Y Le DEAUT : Les impacts de l’utilisation de la chlordécone et des pesticides aux Antilles, Rapport OPECST du 24/06/2009

–          http://www.chlordecone-infos.fr : sur cette partie du site de l’Observatoire des Résidus de pesticides, vous trouverez une importante doc chlordécone.

–          Ph.VERDOL (coordinateur) : Le Chlordécone en Guadeloupe – Environnement, Santé, Société, Editions Jasor, octobre 2007, 120 pages

–          Ph.VERDOL : Le Chlordécone aux Antilles – Plaquette d’information alternative, juin 2008, 2 pages, réalisation pour le compte de l’association Agriculture Société Santé Environnement (ASSE)

–          Ph.VERDOL : L’ïle-Monde dans l’œil des pesticides, Editions Ibis Rouge, mars 2009, 214 pages.                              mail : Philippe.Verdol@univ-ag.fr

Ce contenu a été publié dans Non classé. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *